daumier

Encore un carreau d’cassé v’là l’vitrier qui passe,

Encore un carreau d’cassé v’là l’vitrier d’passé,

V’la l’vitrier, v’la l’vitrier, v’la l’vitrier qui passe, 

V’la l’vitrier,  v’la l’vitrier,  v’la l’vitrier d’passé.

L’homme, le dos un peu voûté sous la charge, esquisse un demi-sourire tout en haussant les épaules. « Sacrés gamins toujours à se rire des pauvres gens, allez ouste filez, restez pas dans mes jambes, manquerait plus que vous me fassiez tomber, faudrait alors payer la marchandise cassée». Et les gosses de s’éparpiller bruyamment dans les rues avoisinantes. Jean-Baptiste Daumier, vitrier de son état et poète à ses heures s’en retourne pesamment chez lui au 11 place Saint-Martin.

Cette ville de Marseille, il en connait tous les recoins, habitué qu’il est à la parcourir en tous sens, la tête toujours levée à l’affut de la moindre vitre ébréchée. Oh bien sûr il sait que certains de ces collègues glissent une pièce aux chenapans pour qu’ils jettent quelques pierres dans les vitres peu avant leurs passages, mais lui ne peut se résoudre à pareils expédients. « Mon pauvre vieux tu ne feras jamais fortune » lui dit en soupirant Cécile Catherine Philip sa compagne en ajoutant « mais je t’ai choisi parce que t’es un honnête gars et finalement c’est pour cela que je t’aime ». Le logis n’est pas grand mais il est propre et prêt à accueillir l’enfant qui va bientôt naître. « Nous l’appellerons Rosalie ». Une voisine que l’on surnomme la sorcière leur a prédit que ce serait une fille, et c’est ainsi que le 26 février 1808 naissait un petit Honoré-Victorien. Les larmes aux yeux le brave Jean-Baptiste saisit le nouveau né de ses grosses mains qui sentent le mastic et le savon de Marseille. « Hé regardes comme il est beau notre pitchoun».

Le « pitchoun » n’a que six ans lorsque son père décide de monter à Paris car c’est là que doit vivre un poète. Au fond de sa valise il a jeté quelques précieux manuscrits qu’il compte bien faire éditer dans la capitale. Paris est en effervescence, Louis XVIII ne sait pas encore que le « petit tondu » va quitter son exil de la Méditerranée pour faire trembler l’Europe pendant cent jours avant de capituler et finir son existence sur un caillou Anglais du nom Sainte Hélène. Le petit Honoré se prend d’amour pour le dessin. Pendant des journées entières il flâne dans les rues à observer le petit monde des traine-misère, des ronds de cuirs, ou des petits boutiquiers. Bref il observe déjà très attentif le petit théâtre de la rue, vivier dans lequel puisera plus tard sa fertile imagination. A douze ans il lui faut déjà gagner sa pitance, il sera saute ruisseau chez un huissier de justice puis commis à la librairie Delaunay au Palais Royal. Quelle aubaine, le petit n’a que la rue à traverser pour être au Louvre où il se rend le plus souvent possible pour copier les « grands » – Rubens et Rembrandt.

En 1822 malgré les réticences de son père, il prend des cours de dessins à l’académie Suisse et chez Boudin. Alexandre Lenoir fondateur du musée des Monuments français le remarque et l’encourage à poursuivre dans cette carrière. Son père, Jean-Baptiste, publie chez Boulland un recueil de poèmes intitulé « Veilles poétiques » mais l’ouvrage ne connait pas le succès escompté et le pauvre homme doit reprendre son activité de vitrier pour faire vivre sa petite famille. Désillusionné il cesse d’encourager son fils à devenir un artiste « métier de crève la faim ». Mais Honoré n’a cure des remontrances de son paternel, il a la vocation: Artiste il sera !

C’est qu’entre-temps il a rencontré Charles Ramelet, artiste obscur mais vrai titi parisien qui l’a initié aux secrets de la lithographie. Honoré est conquis par cette technique nouvelle et dès le lendemain, c’est le cœur gonflé de joie et d’orgueil qu’il franchit le seuil du petit logement de la rue de l’Hirondelle, près de la place Saint-Michel, pour dire à ses chers parents la bonne nouvelle: Il vient de vendre sa première planche, à l’imprimeur Godefroy Engelmann, lui Honoré qui n’a pas encore atteind ses quinze ans. Oh bien sûr ce ne sont que quelques sous mais « c’est la preuve que ce qu’il fait plait au public et qu’il peut donc espérer en vivre! ». Fort de ce premier succès, il redouble d’ardeur et en 1825 le voilà embauché chez Belliard, éditeur à la mode. Quatre ans plus tard il rencontre Charles Philipon créateur du journal satirique « La Caricature ». Il y signe là ses premières caricatures politiques qui lui vaudront très vite d’être célèbre.

Le 25 février 1830 c’est la première d’Hernani: On s’y invective, on s’y bouscule, on s’y bat presque, les uns criant que l’on assassine le théâtre classique, les autres arborant haut les nouvelles couleurs du romantisme et de leur héros, un certain Victor Hugo. Le voilà donc celui par qui le scandale arrive: Il était temps ! Il faut dire que le pantouflard roi Louis-Philippe ennuie profondément la jeunesse parisienne, celle des Salons sur laquelle souffle un esprit révolutionnaire. Honoré Daumier, homme du peuple, épouse les jeunes idées révolutionnaires et met son arme la plus redoutable – son trait de crayon – au service de ses idées. Chacun de ses traits de crayons sont autant de coups de baïonnette qui percent la panse rebondie du monarque bourgeois.

Ses attaques répétées lui valurent la prison. Le 30 août 1832 paraissaient dans la Caricature ces quelques mots « Au moment où nous écrivons ces lignes on arrêtait, sous les yeux de son père et sa mère, dont il était le seul soutien, M. Daumier, condamné à six mois de prison (et l’énorme somme de cinq cents francs d’amende) pour la caricature de Gargantua ». On y voyait ainsi le souverain, représenté sous les traits d’un ogre affamé, dévorant à belles dents les impôts des petites gens. Cette condamnation allait parachever la célébrité de l’artiste en l’érigeant en martyr de la cause républicaine.

Loin d’être abattu par cette réclusion forcée, notre ami Daumier s’en amuse « A part cela la prison ne me laissera aucun souvenir pénible, au contraire… Je travaille quatre fois plus en pension que je ne le faisais lorsque j’étais chez mon papa. Je suis accablé et tyrannisé par une foule de citoyens qui me font faire leur portrait ». A la fin de janvier 1833, il sortait de Sainte-Pélagie plus républicain que lorsqu’il y était entré ! Il partage alors rue Saint Denis un atelier avec plusieurs artistes de ses amis.

En 1835, suite à l’adoption par le parlement des lois censurant la presse, c’en est fini du journal satirique « La Caricature » et Daumier doit alors abandonner la caricature politique qui lui a valu sa rapide notoriété. Pourtant il ne peut se résigner à cesser de dépeindre les travers de notre société. Sous son crayon toujours aussi affuté se presse la cohorte des petits bourgeois bedonnants, des médecins bidons, des notaires véreux, des banquiers roublards, des avocats marrons qui font les belles pages du « Charivari » le nouveau journal auquel il collabore.

En 1845, il déménage pour habiter l’ile Saint Louis, au 9 quai d’Anjou. Cette proximité du Palais de Justice lui permet de brosser le portrait des « Gens de Justice » qui paraitront sous la forme de trente neuf lithographies toujours aussi savoureuses. L’année suivante il épouse Marie-Alexandrine Dassy et fréquente assidûment l’écrivain Baudelaire, le sculpteur Barye ou les peintres Steinlen, Daubigny, Courbet ou Corot – qui restera un ami proche et fidèle jusqu’à la fin de sa vie.

Avec la révolution de février 1848 et la chute de Louis-Philippe, la presse retrouve sa liberté d’expression et son droit de critiquer. Bien évidemment Daumier s’en réjouit le premier et se lance dans une galerie de portraits des « Représentants représentés » c’est à dire les élus du peuple, les parlementaires qui siègent dans l’hémicycle du Palais Bourbon. Ce n’est aussi qu’à partir de cette date qu’il commence à peindre à l’huile et à l’aquarelle. Mais l’esprit de liberté qui a soufflé sur la Capitale ne sera que de courte durée puisque c’est par le coup d’état du 2 décembre 1851 que le prince-président Louis Napoléon Bonaparte s’érige en monarque absolu. La République tombe sous le joug de l’Empereur Napoléon III.

Bien évidemment, Daumier ne peut se résigner à pareille situation et crée, en 1850, le personnage de « Ratapoil » pour se gausser du ridicule de l’Empereur mais un drame familial survient l’année suivante avec le décès de son cher père. Un décret rétablit la censure de la presse en 1852 et il faudra patienter seize ans pour que la presse puisse relever la tête.

En 1860 Philipon, sous la pression grandissante du pouvoir, renvoie son ami Daumier qui continue à peindre et sculpter la terre glaise. Quelques années plus tard ne pouvant plus faire financièrement face aux frais de son atelier parisien du boulevard Rochechouart, il quitte la capitale pour s’établir à Valmondois où il réalise une série de peintures sur Don Quichotte de la Manche. Sur le point d’être de nouveau expulsé  par son propriétaire, le père Gueudé, Corot achète la petite maison où il vit et lui écrit:

« Mon vieux camarade, j’avais à Valmondois, près de l’Isle-Adam, une maisonnette dont je ne sais que faire. Il m’est venu à l’idée de te l’offrir et comme j’ai trouvé l’idée bonne, je suis allé la faire enregistrer chez le notaire. Ce n’est pas pour toi que je le fais mais c’est pour embêter ton propriétaire. A toi, »

Ce brave homme d’Honoré Daumier, lui qui si souvent a payé de ses deniers personnels pour subvenir aux besoins de quelque famille nécessiteuse en la tirant de la misère, le voilà, à son tour, frappé par la disette. A la veille de la guerre de 1870, infatigable bretteur, Daumier publie dans le Charivari une série de caricatures contre Thiers et réalise de nombreuses lithographies sur la guerre. S’il n’a rien perdu de sa verve, les forces de l’artiste, appauvri et fatigué, déclinent doucement. Si ses doigts sont encore agiles, peu à peu ses yeux le trahissent et c’est en 1872 que paraît sa dernière lithographie.

Désormais presque aveugle son existence se fait morne et c’est sans grande joie qu’il apprend que le gouvernement lui octroie une modeste pension qui lui permet tout juste de subsister. De temps en temps lui parviennent les lettres de Rousseau ou Millet qu’on lui lit à haute voix car il ne peut plus lire.

Sentant sa fin proche, ses amis, présidés par Victor Hugo, organisent une rétrospective de son oeuvre chez Durand-Ruel, mais le public ingrat le boude. Le bon Daumier qui  a consacré toute sa vie au petit peuple en pourfendant les travers des puissants se trouve soudain bien seul et abandonné hormis la chaude amitié des artistes proches ou de quelques esprits éclairés. Il ferme les yeux, frappé de paralysie cérébrale, le mercredi 11 février 1879 tandis que la douce « Didine » ainsi qu’il appelait affectueusement sa compagne pleure à gros sanglots. Une semaine avant cette triste disparition naissait un certain Francisque Poulbot autre dessinateur de grand talent dont le trait n’est pas sans rappeler celui d’Honoré Daumier.

A l’occasion du bicentenaire de la naissance de celui qui est aujourd’hui reconnu et consacré comme un grand parmi les grands, la bibliothèque nationale de France organise (jusqu’au 8 juin 2008) une exposition rétrospective avec la présentation de deux cent vingt lithographies de ce grand Maître de l’estampe. Après soixante-et-onze ans d’une vie bien remplie Honoré Daumier nous lègue quatre-mille planches lithographiques, quatre-vingt quatorze peintures, des aquarelles, une quarantaine de sculptures et une centaine de bois gravés. Il nous laisse encore le souvenir d’un brave homme, philanthrope au grand cœur et dessinateur de génie.

Reposes en paix, vieux soldat de la République, infatigable pourfendeur des travers de tes contemporains. Tes caricatures, souvent imitées mais jamais égalées, resteront comme les modèles d’un Art que tu as fait entrer au Panthéon des Arts majeurs. Tu as rejoint la cohorte prestigieuse des géants de la peinture et du dessin au coté de tes illustres aînés Rembrandt et Rubens que tu aimais copier dans tes jeunes années. Salut Pitchoun, te voilà à présent parmi les grands !

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