L’homme du métropolitain

Volutes légères de mousseline, ondoyantes et tournoyantes, changeant de couleur avec le rythme de la musique sur laquelle se meut, avec la grâce d’un papillon, la jeune danseuse qu’Hector est venu admirer. Pour rien au monde il n’aurait voulu manquer ce spectacle qui fait courir “le Tout-Paris”. Il suit du regard les évolutions de sa belle amie Mademoiselle Loïe FULLER; cette jeune américaine fraîchement débarquée, de son Illinois natal, pour devenir rapidement l’attraction vedette du nouveau programme des Folies Bergère. Presque tous les soirs c’est la cohue, on se battrait presque, sur le trottoir de la rue Richer chacun voulant être dans les premiers afin d’être bien placé, c’est-a-dire d’être bien en vue, car l’on va au spectacle tout autant pour voir que pour être vu !

Ce coté “m’as-tu-vu” Hector n’en a cure, ce soir encore il est venu avec quelques uns de ses chers “vieux” amis de l’école des Beaux-Arts, pour admirer la chorégraphie inventive de la “Danse Serpentine”, perpétuelle transformation de ce corps gracile et souple qui se meut retenu captif dans son cocon diaphane de tissus légers.

L’imagination sans limite de “La Fuller” a trouvé là – grâce à la fée électricité – un magnifique moyen d’expression. Au cours de sa carrière, celle que l’on surnomme « l’arabesque vivante” déposera plus d’une dizaine de brevets et copyrights portants sur la nouveauté de ses éclairages et de ses miroirs qui renvoient à l’infini son image sans cesse métamorphosée sous les faisceaux lumineux de dizaines de projecteurs colorés. Lorsqu’il la voit ainsi évoluer sur scène GUIMARD ne peut s’empêcher d’imaginer de nouvelles architectures fantastiques aux milles entrelacs et arabesques qui sont autant de colonnes et de linteaux, de palmettes et de rinceaux. Hector recréé le spectacle, il le structure, lui donne formes, poids et mesures, il “l’architectualise” tout en griffonnant, d’un geste hâtif mais sûr, quelques idées sur le petit carnet de croquis qui ne le quitte jamais. Le spectacle terminé, lui et ses amis, à l’esprit potache, iront saluer l’artiste dans sa loge, après quoi ils iront vider quelques verres à l’amitié, se jurer fidélité, avant de se séparer au petit jour pour rêver à la naissance d’un ART NOUVEAU.

Mais revenons quelques années auparavant. Hector Germain GUIMARD vient à peine d’avoir l5 ans lorsqu’il est admis à entrer, le 11 octobre 1882, à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs dans l’atelier de Charles Louis GENUYS. C’est le cœur battant qu’il a quitté ses copains, ceux avec qui il jouait dans les traboules du vieux Lyon pour s’en aller conquérir la Capitale. Rapidement son génie créatif le fait remarquer par ses professeurs et ses condisciples. En l885 il fait son entrée à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Comme beaucoup de ses jeunes camarades d’atelier il est un fervent admirateur d’Eugène VIOLLET-LE-DUC.

A la publication de Notre Dame de Paris en 1831 – chef-d’œuvre du grand Victor HUGO – a correspondu un regain d’intérêt pour la période médiévale avec l’apparition d’un style néogothique flamboyant dont Viollet-le-Duc fut le théoricien, l’historien et l’architecte emblématique avec les restaurations controversées* de Vézelay, Pierrefonds, Carcassonne ou Notre-Dame de Paris. C’est le jeune courant romantique qui s’oppose alors, avec vivacité, au vieux classicisme du XVIIIème et du début du XIXème siècle.

Déjà un vent nouveau souffle sur la création artistique Européenne. En Angleterre Edward BURNE JONES, et Dante Gabriel ROSSETTI sont les figures de prou des Préraphaélites. Ils inspirèrent “The Arts and Crafts movement” luttant contre la monotonie engendrée par l’ère industrielle en prônant le retour à l’artisanat et à la création artistique. En France la prolifique école de Nancy réussit le pari de réconcilier la production en série avec l’artisanat d’Art. Son renom passe très vite nos frontières.

De Londres, à Turin, de Munich a Chicago son style s’impose et avec lui les noms de DAUM, GALLÉ ou MAJORELLE. Les thèmes choisis sont puisés dans la nature avec les fleurs (comme les Iris, les orchidées, les algues, les nénuphars), les animaux (serpents, papillons, libellules, etc.) et enfin l’éternel féminin. Dans les années 1890, Alfonse MUCHA artiste peintre et décorateur de théâtre révolutionne l’art de l’affiche. Avec un style souvent imité mais jamais égalé il représente la femme telle qu’il la rêve, belle, jeune, le front ceint d’une couronne de fleurs, évoluant dans un décor pastoral féerique. Ces créatures oniriques ne sont pas sans nous évoquer le phénomène hippy des années soixante avec la “flower generation” où des filles, jeunes et belles, avec des couronnes de fleurs autour du cou ou dans les cheveux, évoluant – seins nus – dans de longues jupes amples, chantaient la paix et l’amour – “make love not war” – pour protester contre la guerre du Viêt Nam.

En cette dernière décennie du XIXème siècle, à Barcelone Antoni GAUDI réinvente l’Architecture comme une gigantesque sculpture à habiter. Après un voyage au Royaume Uni, GUIMARD se rend a Bruxelles, en 1895, pour y faire la connaissance du baron Victor HORTA – architecte belge pionnier de cet ART NOUVEAU – et s’inspirer de ses travaux. De retour en France, totalement séduit par cet esprit de liberté qui souffle, sur la jeune création artistique, pour chasser la poussière accumulée par tant d’années de rigueur académique, Hector GUIMARD change de style.

Il signe son premier grand contrat avec Madame veuve FOURNIER qui lui donne carte blanche pour réaliser un immeuble de rapport (36 appartements) au 14 rue La Fontaine dans le XVIème arrondissement. Le véritable génie inventif de ce jeune architecte y fait merveille. Comme ses contemporains HORTA ou GAUDI, Hector GUIMARD se veut être un architecte d’art c’est-a-dire un “artisan d’art global”. I1 conçoit et dessine l’immeuble jusque dans ses plus infimes détails architecturaux. Serrures, boutons de porte, ferrures, portes, fenêtres, vitraux, tapis, papiers peints, tentures, cheminées, lambris, meubles et vaisselle, lustres et appliques ; Rien ne lui échappe. À la planche à dessin il est infatigable. Sur le chantier il voit tout, i1 est partout, il surveille et ordonnance tout. IL EST LE MAÎTRE DE L’OEUVRE ! Par son architecture “excentrique” (ainsi définit par le Peintre Paul SIGNAC qui en fut un locataire enthousiaste), le Castel Béranger fut salue par les critiques d’Art et primé au premier concours de façades de la ville de Paris en 1897. Le voila célèbre dans les salons parisiens mais pas encore populaire, c’est-a-dire pas encore reconnu du grand public.

Le Castel d’Orgeval construit dans ma commune de Villemoisson-sur-Orge

Bientôt voilà que PARIS – telle une grosse ruche – s’agite, bruisse et bourdonne. Hé dame, c’est qu’un événement de renommée internationale s’y prépare : L’exposition Universelle de 1900 ! Elle doit marquer l’entrée de l’humanité, et de la France qui l’accueille, dans un siècle nouveau. Les travaux sont colossaux pour donner à la Capitale un air de fête et de modernité. Paradoxalement c’est la réalisation du métro souterrain qui va permettre à GUIMARD de sortir définitivement de l’ombre. Contre l’avis de certains de ses collègues, le banquier Adrien BENARD, va lui donner sa chance en évinçant une vingtaine de projets pour n’en retenir qu’un seul : Celui d’Hector GUIMARD. En homme éclairé, le Président de la Compagnie du Metro Parisien se veut ainsi un grand admirateur de l’ART NOUVEAU qu’il juge refléter le mieux l’esprit d’innovation du siècle qui point.

Le 19 juillet 1900, une foule considérable se bouscule pour 1’inauguration du premier tronçon entre la Porte Maillot et la Porte de Vincennes. C’est un véritable triomphe avec plus de 30.000 tickets vendus en une seule demi-journée. Au début de 1901 ce sont deux nouveaux tronçons qui sont ouverts. En 1903 c’est l’inauguration de la ligne “nord sud” qui relie deux pôles artistiques de premières grandeurs avec le bateau-lavoir de Montmartre d’une part et la ruche de Montparnasse d’autre part. À la veille de la terrible première guerre mondiale (1914-1918) c’est ainsi plus de 50 millions de Voyageurs qui sont transportés chaque année.

Désormais, le nom de GUIMARD est indissolublement associé aux “bouches” du métropolitain autour desquelles se presse tant de monde avant d’être happé vers les entrailles de la terre et vomi quelques kilomètres plus loin. Devenu célèbre Hector réalisera de nombreuses villas cossues, des hôtels particuliers et des immeubles de rapport, une salle de spectacles – la salle Humbert de Romans, la plus grande salle de concert après celle du Trocadéro (aujourd’hui disparue) – et une synagogue (au 10 rue Pavée dans le XIVeme ardt.). En 1929 il sera décoré de la légion d’Honneur. Ayant épousé vingt ans plutôt une américaine (l’artiste peintre Adeline Oppenheim, fille d’un banquier New-Yorkais) malade, à la veille de la seconde guerre mondiale, il part avec son épouse aux USA ou il décède (le 25 mai 1942 à New York) à l’âge de soixante-quinze ans.

Passé de mode, péjorativement qualifié “de style nouille”, l’Histoire de l’Art n’a que très tardivement (~l970) reconnu et salué le génie méconnu de ce très grand architecte. Tout comme pour son auguste ainé Victor BALTARD, nombre de ses œuvres ont ainsi péri sous les marteaux-piqueurs et les bulldozers de promoteurs incultes et sans scrupule, modernes fossoyeurs de notre patrimoine architectural. A force d’aveuglement dans le choix stérile d’architectures souvent indigentes et sans âmes, que restera t’il des riches heures de notre passé ? Il n’en restera que le souvenir fragile et fugace chanté ainsi que l’âme des poètes. “Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues. . .”.

JEAN-CLAUDE BRAULT
TITULAIRE DU DIPLOME D’ARCHITECTE D.P.L.G

*1 – “Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer, ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné”.

 2 – Le Cooper-Hewitt, National Design Museum – situé à l’angle de la 91ème rue et de la 5ème avenue de New York – possède des plans et dessins originaux de l’architecte et notamment ceux du Castel d’Orgeval conçu en 1904 et édifié sur la commune de Villemoisson-sur-Orge.


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